Jean-Paul Oury : De Gaïa à l’IA. Pour une science libérée de l’écologisme (extraits) – IREF Europe
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Publié le 21 février 2025
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La propriété privée comme limite aux excès du droit de l’environnement
L’anthropologue Philippe Descola s’est fait connaître par ses études sur les Indiens Achuars d’Amazonie, dans les années 70 ; pour ces derniers les non-humains sont dotés d’une âme, d’une subjectivité et d’une conscience morale. Cet animisme se distingue d’après son ontologie du monde, de trois autres qui sont : le totémisme, l’analogisme et le naturalisme. La vision occidentale qui sépare nature et culture est la vision naturaliste… Elle fera l’objet de ses critiques, notamment, selon lui, elle explique le distinguo entre « anthropisation » (une emprise naturelle de l’homme sur son environnement) et « anthropocène » (une emprise néfaste de l’homme sur son environnement). Selon l’anthropologue « la nature n’existe pas », c’est une notion abstraite qui a séparé artificiellement l’homme du reste du monde et du vivant. Dans une interview[1], il affirme : « L’invention par les Européens, il y a quelques siècles, de ce qu’on appelle “nature” est un coup de force qui a mis les humains à distance du monde dans lequel ils étaient intégrés jusqu’au Moyen Âge. » Et c’est, selon lui, cette mise à distance qui a permis une exploitation de ladite « nature ». C’est avec la révolution industrielle que débute pour lui l’anthropocène et avec la colonisation. Une entreprise qui s’appuie sur l’esclavage pour s’approprier les ressources d’un monde extra-européen : « l’idée du bien-être est fondée sur l’utilisation de ressources qui paraissaient infinies, puisque extérieures à l’Europe et qu’on n’en voyait pas l’épuisement, et sur l’exploitation de personnes qui étaient également extérieures à l’Europe et n’avaient pas le degré d’humanité qu’on prêtait aux Européens. » Les dégradations commises sur l’environnement lors dudit anthropocène sont d’une nature tout autre que celles commises par les aborigènes : « Nous sommes aujourd’hui dans une situation très nouvelle, car nous avons conscience d’engendrer des transformations écosystémiques durables, à la différence des Aborigènes australiens ou des Amérindiens lorsqu’ils sont arrivés sur leur continent. » Un système qui est marqué par une différence de nature et non plus de degré entre humains et non humains. Les deux ont les mêmes propriétés physiques et chimiques, mais les premiers s’en distinguent par leurs dispositions morales et cognitives : « Le résultat est une nature hypostasiée vis-à-vis de laquelle les humains se sont mis en retrait ».
Inversion du droit de propriété
L’anthropologue très critique à l’égard du capitalisme fait l’éloge des zadistes de Notre-Dame-des-Landes : « des collectifs s’attachent à des non-humains en essayant de contourner les contraintes politiques, administratives et économiques du modèle naturaliste et capitaliste avancé. » On notera au passage que, bien que très critique à l’égard du capitalisme et de l’État, il fait l’éloge du RSA et même du revenu universel[2]. C’est donc en toute logique qu’il propose de réviser l’attribution de droits aux individus et notamment celle de droit de propriété proposant a contrario de donner « une personnalité juridique directement à des milieux de vie […] donner des droits collectifs à un milieu de vie transforme le processus d’appropriation : ce ne sont plus les humains qui s’approprient l’air, et de ce fait ont droit à une compensation, mais c’est un milieu de vie qui s’approprie les humains. » Dans le discours préalablement cité, il parle de l’appropriation qui a commencé avec le mouvement des enclosures à la fin du Moyen Âge en Angleterre : « L’Europe d’abord le reste du monde ensuite, n’ont cessé de transformer en marchandise aliénable et appropriée de façon privative une part toujours croissante de notre milieu de vie pâturages, terres arables, forêts, sources d’énergie, eau, sous-sol, ressources génétiques, savoir, techniques autochtones, etc. » L’anthropologue remarque que l’appropriation collective communiste en URSS et en Chine ne fut qu’une parenthèse qui ne remettait pas en cause deux caractéristiques du capitalisme (des « valeurs indispensables à la vie peuvent faire l’objet d’une appropriation » et « ces valeurs doivent au premier chef être envisagées comme des ressources économiques »).
Citant la tragédie des biens communs de l’écologue Garrett Hardin qui montre toute la difficulté de l’exploitation d’un pâturage en commun qui aboutit à une surexploitation, il affirme que « le problème des biens communs ce n’est pas la propriété commune c’est la définition des droits d’usages. » Il propose d’étendre en conséquence le statut de propriété commune « bien au-delà des objets habituels » pour y inclure « le climat, la biodiversité, l’atmosphère, la connaissance, la santé et la pluralité des langues ou des environnements non pollués ». Pour y parvenir, il convient de « bouleverser l’acte d’appropriation comme l’acte par lequel un individu ou un collectif devient le titulaire d’un droit d’usus et d’abusus sur une composante du monde. » Il faut « envisager un dispositif, ce seraient plutôt des écosystèmes ou des systèmes d’interaction entre humains et non-humains dans lequel les humains ne seraient que des usufruitiers ou dans certaines conditions des garants. » Descola propose tout bonnement que « l’appropriation aille des milieux vers les humains et non l’inverse. »
Pour parvenir à cet objectif, il est nécessaire de mettre en place une « représentation » ou « délégation de responsabilité ou de libre arbitre permettant à des agents engagés dans les collectifs d’humains et de non-humains de faire valoir leurs points de vue et leurs intérêts quel que soit le terme qu’on emploie par personnes interposées dans la délibération sur les affaires communes. » Cela doit dépasser, dit l’ethnologue, la simple attribution de droits aux non-humains qui présentent des similitudes avec nous. Il convient de dépasser « l’individualisme possessif », concept défini par Hobbes et par Locke et qui pose « que l’individu humain est le propriétaire exclusif de lui-même ou de ses capacités et donc qu’il n’est redevable de sa personne à une quelconque instance extérieure ou supérieure à lui-même que celle-ci ait pour nom la société, l’Église, un Souverain, un groupe de filiation comme c’est le cas dans les autres systèmes juridiques et politiques. »
Il ne faut pas que ce soient des êtres qui puissent être représentés (des humains, des États, des chimpanzés, des multinationales), mais des écosystèmes, c’est à dire des milieux de vie (des vallées, des massifs montagneux, des villes, des quartiers, des littoraux, des mers, etc.). « Une véritable écologie politique » se donnerait les moyens de faire que des humains deviennent des mandataires de ces sujets politiques. Cette conception n’a rien d’étrange, surtout pour les anthropologues qui sont familiarisés avec d’autres systèmes politiques. L’histoire nous offre de nombreux exemples où les droits des humains sont dérivés de leur appartenance à un « collectif singulier mêlant indissolublement des territoires, des plantes, des montagnes des animaux, des sites, des divinités et une foule d’autres êtres encore, tous en constante interaction… dans de tels systèmes, les humains ne possèdent pas la nature, ils sont possédés par elle. » En conclusion, il souligne que tout cela n’a rien d’utopique, car il a pu observer ce genre de systèmes et sait que cela existe. Cela ne peut toutefois pas être transposé, car l’individualisme possessif, reconnaît-il, nous a habitués à certains droits individuels.
Derrière cet argumentaire, on sent bien que ce n’est pas l’envie qui manque à l’universitaire d’exproprier les capitalistes et de les priver de droits découlant de l’individualisme possessif. Il y a bien une forme de rage déguisée contre la société capitaliste et la révolution industrielle qui est chargée de nombreuses fautes. L’anthropologue s’en prend aux Lumières et à leur individualisme possessif, mais il aurait pu remonter bien avant. Dès l’Empire romain, on a vu émerger les premières codifications du droit et notamment le droit civil qui, comme le rappelle Nemo « constitue aujourd’hui encore le socle de tous les droits occidentaux modernes. » Dont le droit de propriété. Aussi, le droit privé romain est source de l’humanisme occidental. La propriété privée garantie par le droit est un principe différenciateur qui permet aux individus de dégager des « itinéraires de vie » qui prennent une forme singulière : « Les vies individuelles cessent alors de se fondre dans l’océan du collectif, non seulement au sens de la fusion au sein du groupe tribal archaïque, mais même au sens de la solidarité encore très étroite qui régnait dans la petite Cité grecque. » Selon l’essayiste, il est donc évident qu’ayant inventé le droit privé, les Romains ont inventé la personne individuelle libre, la source de l’humanisme occidental[3].
Zadisme vs Voltaire : désobéissance civile au nom de l’environnement
C’est donc bien à un pilier de la société occidentale et de l’humanisme auquel s’en prend Descola, car selon lui, c’est cette appropriation qui serait la source de toutes les dépravations que subit notre monde. Or si on peut admirer l’édifice intellectuel que construit cet ancien philosophe qui souhaite en finir avec l’anthropocentrisme pour imposer un système qui permet de donner une consistance juridique à la valeur intrinsèque des écosystèmes, une fois l’ébahissement passé, il convient de s’intéresser aux conséquences de cette vision du monde. Dans l’interview pour Uzbek et Rica citée, notre anthropologue se félicite du mouvement de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes : « une conscience inédite dans la jeune génération de la nécessité de bouleverser profondément la façon d’habiter la Terre, et donc les liens entre les gens. » On ne sera pas surpris alors de voir que quelques années plus tard il s’est engagé activement aux côtés du mouvement les Soulèvements de la Terre[4] qui prône la désobéissance civile : « Je suis Les Soulèvements de la Terre parce que je suis révolté par l’accaparement des terres au profit d’une minorité, par le détournement des biens communs — également au profit d’une minorité -, par l’artificialisation des territoires. Les Soulèvements de la Terre luttent contre ces formes de destruction avec une grande efficacité. Je ne peux que m’associer à eux. »[5]
Ce groupe fut l’organisateur de la manifestation de Sainte-Soline intitulée « Bassine non merci » en mars 2023. À l’issue de ces violences (deux cents blessés, dont quarante gravement, selon SLT ; du côté des policiers, le ministère a compté quarante-sept blessés), le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a annoncé qu’il présenterait lors du prochain conseil des ministres un décret de dissolution de ce mouvement et dénoncé l’écoterrorisme.
Comment expliquer alors que malgré les déclarations et les passages à l’acte ultra-violent, le Conseil d’État ait rejeté la dissolution proposée par le ministre ? C’est la question à laquelle répond Carole Hernandez-Zakine. Interrogée par Gil Rivière-Wekstein, la consultante experte en droit de l’environnement précise que selon les sages « les SdT ne cautionnent pas les violences causées aux personnes. Et quant aux violences revendiquées à l’encontre des biens, les actions promues seraient « symboliques » et « inscrites dans les prises de position de ce collectif en faveur d’initiatives de désobéissance civile et de “désarmement” de dispositifs portant atteinte à l’environnement »[6]. Il n’y aurait donc pas de trouble à l’ordre public. On se retrouve en quelque sorte avec le genre de débat qui s’est déroulé dans les années 2000 avec les faucheurs volontaires et comme le remarque la juriste, les SdT, comme eux, utilisent un vocabulaire et des concepts basés sur la désobéissance civile : « Ils se revendiquent comme un mouvement de citoyens en capacité de contester la loi, quitte à « se rendre coupable de résistance » à la loi (article 7 de la Déclaration des droits de l’Homme). Et ceci au nom de la « résistance à l’oppression », qui est un devoir de citoyen face à un État ne respectant pas l’état de droit (article 2 de la Déclaration des droits de l’Homme). »
L’analyse de Carole Hernandez-Zakine met en perspective les faits d’actualité au travers d’une trame historique : « Ces contentieux s’inscrivent tous dans une stratégie mise en place dès les années 1970. » Selon les SdT les « mégabassines » ont beau être légales, elles ne sont pas légitimes. « Dans ce contexte, c’est directement la règle de droit instaurée par l’État qui est contestée, car présentée comme injuste, inéquitable, arbitraire et dangereuse pour l’Homme et la planète. Il s’ensuit un affaiblissement du droit de propriété et donc de la légalité des ouvrages de stockage autorisés. » On rejoint donc ici le combat mené par Philippe Descola : le droit de l’environnement est en passe de devenir supérieur à celui du droit de propriété. Comment en est-on arrivé là ? Reprenons l’analyse de maître Zakine : selon elle, il faut faire remonter au début des années 1970 la naissance d’un corpus de règles environnementales dans notre pays et dans le monde : « Dès cette époque, le recours au juge pour faire évoluer le droit de l’environnement a été conçu par le monde de l’écologie comme une arme pour embarquer les juges dans la sphère politique afin d’en faire des soutiens à la cause environnementale pour contraindre les projets industriels, et pour orienter l’État dans ses choix politiques. » C’est à cette époque qu’émerge l’article 1er de la Charte de l’environnement, qui stipule que « chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ». C’est en s’appuyant sur ce genre de droit constitutionnel qu’a été jugée en 2019 l’affaire Urgenda qui reconnait que le gouvernement des Pays-Bas ne lutte pas suffisamment contre le réchauffement climatique ou encore, en 2021, que la Cour constitutionnelle allemande a jugé que la politique climatique du gouvernement violait les droits des générations futures, donnant ainsi pour la première fois des droits aux « non-nés » ! Ainsi les juges et autres professions juridiques se retrouvent embarqués du côté de l’environnement.
Le droit de l’environnement au-dessus du droit d’entreprendre
Alors que le droit de l’environnement s’organise et ne cesse de progresser de manière tentaculaire en grignotant des parts de droit classique, il semble bien que les codes qui régissent le droit des individus, eux, stagnent. Aussi, remarque Carole Hernandez-Zakine « Pour nos amis agriculteurs, cela constitue une véritable menace, car, pendant qu’ils s’occupent de nourrir la population à partir d’un droit rural issu du droit de propriété et de la liberté d’entreprendre, le droit de l’environnement construit les bases d’une révolution juridique dont l’objectif consiste justement à bouleverser ces acquis qui datent de la Révolution. » La stratégie qui consiste à créer une angoisse permanente fait que « le droit commun de la “liberté de faire” est supplanté par un droit de “l’interdiction de faire” afin de préserver un ‘intérêt général environnemental’ qui tend à l’emporter par principe sur tous les autres intérêts généraux. » Aussi l’experte alerte : « Plus grave encore, ce droit de l’environnement est parvenu au fil du temps à se hisser au niveau constitutionnel pour s’inscrire au nombre des droits de l’Homme et des droits humains. » La mère de toutes les batailles juridiques est donc devenue celle du changement climatique.
Cette nouvelle réalité juridique empiète clairement sur la liberté d’entreprendre et le droit d’utilisation de sa propriété. Or selon la juriste « en aucun cas on ne doit tolérer qu’une norme enfreigne ces deux droits. » Il convient donc de se battre au contentieux selon elle pour que les agriculteurs puissent faire reconnaître ce droit et « que la protection de l’agriculture relève d’un intérêt général dans le code rural, faisant écho au code de la défense qui considère l’alimentation comme un secteur d’activité d’importance vitale afin de satisfaire la sécurité alimentaire. » Il faut autant travailler sur le plan des droits individuels que de l’intérêt général : « l’agriculture pourrait ainsi s’inscrire dans le mouvement actuel d’individualisation des droits, tout en revendiquant sur le long terme une activité d’« intérêt général ». Il convient enfin de s’appuyer sur la politique pour « défendre une approche fondamentale de notre système démocratique : tout est autorisé, sauf ce qui est interdit ! Et non l’inverse, comme le laisse supposer l’évolution actuelle du droit, qui risque d’entraîner un système répressif permanent fondé sur des mesures de police spéciale sans indemnisation ».
La propriété privée nuisible à l’environnement ?
Les pièces de notre puzzle s’emboîtent parfaitement et on commence à voir la trame qui se dégage. On a un anthropologue qui propose d’en finir avec le droit d’appropriation en faisant en sorte que l’individu appartienne aux écosystèmes et non l’inverse et donne les bases d’un nouveau système « non-anthropocentrique » (pour ne pas dire anti-humaniste ?). On observe un droit de l’environnement qui progresse de manière continue et qui par le biais de contentieux gagne du terrain sur tous les plans en tendant à devenir prioritaire sur le code de la ruralité en grignotant des droits tels que le droit de propriété ou celui d’entreprendre des agriculteurs. Or, un sujet n’est jamais débattu ici. Il est admis implicitement que la propriété privée et le droit d’entreprendre sont nuisibles pour l’environnement, car le droit d’usus et d’abusus est considéré comme une forme de déprédation dont on ne retient que les externalités négatives. Ce qui, comme on l’avait vu, donne les bases juridiques à une police de la biodiversité pour intervenir sur la propriété privée d’un agriculteur ; mais, également, ce qui permet aux activistes de mener des actions violentes et radicales en violant la propriété d’autrui.
Les faucheurs volontaires avaient ouvert le bal en s’en prenant aux essais d’OGM en plein champ qui avaient lieu au début des années 2000, la plupart du temps agissant sous le regard d’un cordon de CRS, uniquement là pour assurer qu’ils n’en viennent pas aux mains avec les chercheurs ou les agriculteurs. Cette violation du droit de propriété privée s’est soldée le plus souvent par des procès dans lesquels les avocats tels que François Roux, défendant de José Bové, plaidaient pour le droit de désobéissance civile en invoquant le principe de précaution.
Un cas de figure symptomatique de ce problème est celui très polémique des bassines. Revenant sur ce sujet, l’économiste Pascal Perri note qu’en période de forte pluviométrie (inondations à Saintes en Charente et dans le Pas de Calais), il y a dans ces régions de petits fleuves côtiers qui ont des inclinaisons très faibles avec de nombreux méandres, ce qui cause un processus d’écoulement très lent. L’eau sort de son lit, car ces réseaux sont peu entretenus… Parfois, remarque Perri, à l’initiative de certains écologistes qui pensent qu’il faut laisser la nature agir. À Saintes, on est à proximité de Sainte-Soline et ce serait le moment de capter le surplus d’eau pour le stocker. Mais, dit l’économiste, malheureusement à cause du vandalisme (destruction des bâches) et de la météo, la réserve n’est pas disponible. Il se lance alors dans un calcul : l’ensemble du territoire représente 200 000 hectares, il est tombé 500 millimètres de pluie au mètre carré, cela fait un milliard de mètres cubes d’eau disponible. Chaque jour, ces trente-deux millions de mètres cubes d’eau tombée partent à la mer et le besoin annuel du territoire c’est « douze millions de mètres cubes dans les conditions d’un bassin versant qui renvoie l’eau tombée du ciel vers la mer… de l’eau perdue pour tout le monde et qui manquera quand nous en aurons besoin cet été » [7]. Au regard de ces quelques arguments, on s’étonne que le Conseil d’État ait pu prendre sa décision sur la base du droit de l’environnement. Car on voit bien que dans un monde totalement anthropisé, l’homme a un rôle à jouer dans la régulation de certains phénomènes naturels et on ne voit pas comment on pourrait refuser aux agriculteurs de cultiver et donc d’utiliser l’eau dont ils ont besoin sous le prétexte qu’ils s’approprient des ressources naturelles qui ne leur appartiennent pas.
Trois critères pour protéger le droit de propriété privée
Lors du chapitre précédent, nous avions posé trois questions types qui étaient : « Pouvez-vous déduire ces lois de la science ? » ; « Avez-vous fait une évaluation de l’impact de vos lois par rapport à l’objectif souhaité ? » et « Cela fait-il sens de réduire la finalité de l’action l’humaine à votre principe ? »
Il faut donc examiner s’il est sensé d’éliminer le droit de propriété au nom du droit de l’environnement en reprenant ces trois critères. Commençons par le critère épistémologique.
Comme on l’a vu dans le chapitre Biodiversitocratie de notre deuxième tome, le postulat ultime des biodiversitocrates est que toute forme d’emprise humaine sur l’environnement nuira à la biodiversité. Au nom de ce postulat, on peut donc s’en prendre au droit de propriété ainsi qu’à celui d’entreprendre. Mais ce principe est bien trop général pour tirer une règle d’action. En effet, comme je l’avais montré, de nombreuses études démontrent que l’agriculture bio, par exemple, parce qu’elle nécessite une plus grande superficie de terre pour obtenir un rendement équivalent à celui de l’agriculture raisonnée, a un plus grand impact sur la biodiversité.
De même, il est absurde d’invoquer le droit de désobéissance civile pour lutter contre les réserves d’eau faites par les agriculteurs : quelques calculs et un peu de bon sens démontrent qu’il est parfaitement rationnel de stocker l’eau en période de forte pluviométrie pour arroser les cultures par temps de sécheresse. Au passage, on a rappelé qu’un mauvais entretien des berges peut mener à des inondations. Cet argument tendrait en faveur de la propriété privée, car on se doute qu’un propriétaire a tout intérêt à mieux entretenir son terrain et les rives attenantes pour ne pas se laisser inonder.
Ajoutons encore l’exemple des OGM. Dans les années 2000, les ONG pouvaient utiliser le principe de précaution pour légitimer leurs actions de saccage de la propriété d’autrui et comme on l’a vu, prétendre agir au nom de la désobéissance civile. Mais on dispose désormais de plus de vingt années de recul pour dire que ces semences ne présentent aucun risque et qu’elles sont favorables à l’environnement. C’est le cas d’un maïs qui résiste mieux au stress hydrique, pour ne prendre qu’un seul exemple. Un tribunal qui aurait connaissance de ces arguments pourrait plus difficilement exonérer un groupe d’écoterroristes qui voudrait s’en prendre au champ d’un agriculteur ou d’un chercheur qui ferait une étude.
On nous objectera que les « technosolutions » évoquées ne satisfont pas le principe ultime recherché qui est la non-érosion de la biodiversité, ou l’absence totale d’emprise sur l’espace naturel. C’est invoquer la science des législateurs contre celle des ingénieurs. Quel côté choisir ? C’est la question que devrait se poser le magistrat quand il considère le droit de l’environnement. Dois-je prendre une décision de justice au regard de ce seul droit ? Auquel cas, je peux en venir à une solution extrême comme l’expropriation de tous les agriculteurs afin de protéger les écosystèmes comme le laisse supposer la thèse de Descola. C’est à ce moment qu’intervient notre deuxième question :
« Avez-vous fait une évaluation de l’impact de vos lois par rapport à l’objectif souhaité ? »
Dans les trois exemples évoqués, on montre que l’on peut avoir des usages de l’agriculture à la fois bons pour l’exploitant et pour l’environnement. En conséquence de quoi, le droit de propriété devrait être maintenu tant que la solution technologique retenue se montre capable de traiter un problème environnemental plus efficacement qu’une autre. En aucun cas, une expropriation, une interdiction d’entreprendre ou d’accès à la ressource ne devrait être décidée sans qu’il ait été démontré qu’on pouvait effectivement mesurer la valeur intrinsèque d’un écosystème indépendamment de toute forme d’anthropisation. On voit les difficultés auxquelles cette réflexion est confrontée et on a bien conscience qu’il convient de raisonner au cas par cas.
Une dernière question reste toutefois en suspens : « Cela fait-il sens de réduire la finalité de l’action l’humaine à votre principe ? » Une fois de plus, il faut débattre de la thèse d’un renversement de la vision anthropocentrique du droit d’usus et d’abusus. On peut imaginer comme l’antispéciste Aymeric Caron d’interdire toutes formes d’exploitations animales. Comme le rappelle la journaliste Emmanuelle Ducros sur son compte X, le président du parti Révolution Écologique pour le Vivant après avoir dit que « manger selon sa conscience devrait être un droit ouvert à tous », prône comme mesures « la fermeture des élevages pour la viande », « l’interdiction de la pêche » et « l’interdiction de la chasse »[8]. On voit bien ici l’intention réelle de l’auteur : il s’agit d’interdire des pratiques ancestrales pour mettre fin à une liberté individuelle. Celle de consommer de la viande. L’ambition qui se cache derrière ces nouvelles lois consiste donc à reprogrammer l’humanité pour qu’elle change littéralement des habitudes qui sont aussi vieilles qu’elle. C’est donc bien d’une révolution anthropologique qu’il s’agit. »
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[1] Vincent Lucchese. (26/01/2020). Entretien avec Philippe Descola, Il faut combattre l’humanisme comme anthropocentrisme. Usbek et Rica.
[2] « Je suis de ce point de vue-là de plus en plus convaincu que le revenu universel est une solution importante à la spontanéité et l’inventivité de formes alternatives de vie collective. Parce qu’il permet précisément le minimum nécessaire pour la survie qui rend possible des formes d’agrégation que le système classique de salariat ne rend pas possibles. » Ibid.
[3] Philippe Némo. (2004). Qu’est-ce que l’Occident. PUF, Quadrige, première édition. p. 28-31.
[4] Ce collectif anarchiste a été créé en janvier 2021 lors d’une assemblée à Notre-Dame-des-Landes. Il se définit comme une « coalition de syndicats de paysans, de citoyens, de collectifs, d’ONG, de groupes locaux, décidés à lutter contre le réchauffement climatique », qui se bat contre « l’accaparement continu des terres par l’agro-industrie et l’artificialisation des sols ». Il s’est fait connaître en réalisant des vendanges sauvages dans des parcelles de vignes situées dans le Var et considérées comme “accaparées” par LVMH. Prêt à « passer à des modes d’action qui empêchent des projets néfastes pour le climat », il prône des actions telles que le désarmement, le démontage, voire, le sabotage d’installations, ce qui l’a conduit à causer des dégâts au sein d’une usine Lafarge pour quatre millions d’euros.
[5] Alexandre-Reza Kokabi, Mathieu Génon. (13/04/2023). Descola, Damasio, Tondelier… 20 personnalités soutiennent Les Soulèvements de la Terre. Reporterre.
[6] (19/09/2023). Quand les contentieux dictent leur loi. Agriculture et environnement.
[7] Pour simplifier, Pascal Perri prend l’exemple d’une bouteille d’eau : 2/3 de la bouteille va à la mer, 1/3 engorge les champs et l’équivalent d’une petite cuiller d’eau sert pour les réserves d’eau que les écologistes appellent bassines et ont saccagées.
[8] Post sur le réseau social X publié par Emmanuelle Ducros le 21/12/2023.